Interview : « L’adhésion du Gabon (et du Togo) au Commonwealth est un désaveu pour la France en Afrique » (Universitaire)

Le Gabon est devenu le 55ème membre du Commonweath le 25 juin 2022 lors du Sommet de Kigali © Twitter/CHOGM2022

Samedi 25 juin 2022, le Gabon et le Togo, deux pays d’Afrique francophone, ont rejoint la grande famille du Commonwealth. Nous avons demandé à un professeur en science politique de l’Université Omar Bongo (UOB), spécialiste des relations internationales, de nous éclairer sur la portée de cet événement. Interview.

Quel est l’impact, le retentissement réel de l’adhésion du Gabon (et du Togo) au Commonwealth ?

Le porte-parole du président Ali Bongo, Jessye Ella Ekogha, a parlé d’ « un tournant pour le Gabon » et d’un « bouleversement géopolitique pour l’Afrique ». Je crois qu’en la circonstance, les mots sont justes et nullement galvaudés.

Pour tenter de répondre, je distinguerais l’aspect pratique de l’aspect symbolique.

D’un point de vue pratique, faire partie d’un ensemble de 56 pays représentant plus de 2,5 milliards d’habitants et pesant 13.000 milliards $ en 2020, soit environ 15 % du PIB mondial pour un taux de croissance de 4,4 % par an en moyenne sur les 40 dernières années, ouvre des opportunités sur le plan économique. Le Gabon figurera désormais sur le « radar » de nombreuses entreprises et en meilleure position pour attirer des investisseurs.

Sur le plan diplomatique, le Gabon poursuit sa stratégie d’ouverture à d’autres partenaires. Etant moins dépendant de tel ou tel, il voit sa souveraineté renforcée. C’est contre-intuitif mais c’est une des conséquences directes de son adhésion au Commonwealth.

Mais le domaine dans lequel le Gabon a le plus à gagner est sans doute celui de l’éducation. Demain, l’accès aux meilleures universités mondiales, qui sont dans leur écrasante majorité anglophones, sera facilité pour les jeunes Gabonais. Le fait, pour eux, de parler anglais leur permettra de renforcer leur employabilité et leur ouvrira un champ d’opportunités bien plus large auquel leurs ainés n’ont pas eu accès.

Et sur le plan symbolique ?   

Il faudra un peu de temps pour que les différentes opportunités que je viens de mentionner soient concrétisées. En attendant, et vous avez raison de me relancer, c’est bien sur l’aspect symbolique que l’impact est le plus fort. Le fait que le Gabon, mais aussi le Togo, deux pays d’Afrique francophone, choisissent de se tourner vers le Commonwealth confère à ces pays une image de modernité, de dynamisme. C’est perçu comme un signe d’ouverture et de volonté de mieux s’insérer dans la mondialisation.

C’est aussi, à l’échelle de l’Afrique, un véritable bouleversement. Le fait qu’après le Rwanda en 2009, le Gabon et le Togo, eux aussi initialement francophones, rejoignent à leur tour, en 2022, le Commonwealth est, quoi qu’en disent officiellement les autorités, un désaveu pour la France en Afrique. Cela rebat les cartes mises sur la table en… 1885 lors de la Conférence de Berlin où l’Afrique a été divisée en grandes zones d’influences linguistiques par les grandes puissances de l’époque. Ce 25 juin 2022 a une dimension historique dont on ne mesure pas encore la portée.

Vous parlez d’un désaveu de la France en Afrique. Mais certains commentateurs parlent plutôt de dépit du Gabon et du Togo vis-à-vis de la France qui les auraient poussés dans les bras du Commonwealth ?

L’idée selon laquelle les multiples sujets de dissension entre la France et certains pays africains seraient à l’origine de la volonté de ces derniers d’adhérer au Commonwealth n’est vraie qu’en partie.

Il est certain que l’attitude de la Justice française dans certains dossiers, mal comprise en Afrique ; le traitement médiatique, jugé à la fois partiel et partial, réservé par les médias français à ces pays africains ; ou encore les propos de certains hommes politiques, non dénués de condescendance, n’ont pas joué en faveur de l’arrimage de ces pays africains à la zone francophone.

Mais il est faux de dire que leur adhésion au Commonwealth est un choix par dépit ou par défaut. En réalité, c’est l’inverse. C’est d’abord, pour eux, un choix positif. Les autorités des pays concernés, même si elles se gardent de le dire publiquement, diplomatie oblige, perçoivent les pays anglophones comme plus dynamiques, davantage tournés vers l’entrepreneuriat, moins bloqués sur le passé et plus tournés vers l’avenir, plus prompts à l’action qu’à la péroraison ; bref, mieux armés pour profiter de la mondialisation. Mondialisation dont la « lingua franca » est l’anglais, langue la plus parlée dans le monde.

A l’inverse, dans une large partie de l’Afrique francophone, la France est perçue comme une puissance du passé et en reflux qui préfère ressasser l’Histoire – de la colonisation notamment en se battant la coulpe – plutôt que de bâtir l’avenir. Or, l’avenir, c’est ce qui compte en Afrique où 65 % de la population a moins de vingt ans. N’en déplaise à certaines belles âmes, l’Afrique regarde devant elle, et non derrière. Et aujourd’hui, son regard est largement tourné vers l’Asie et vers le monde anglophone.