[Editorial] Etat d’urgence au Gabon : Julien Nkoghe Bekalé a-t-il commis une erreur de communication ?

Le premier ministre gabonais, Julien Nkoghe Bekalé © DR

En déclarant vendredi que « les Forces de sécurité dans cette période d’état d’urgence sont autorisées à rentrer dans les domiciles pour s’assurer que les compatriotes respectent les mesures barrières », le premier ministre gabonais a pris le risque d’éclipser le plan d’aide massif aux populations et aux entreprises, inédit à plus d’un égard en Afrique, annoncé il y a une semaine par le président Ali Bongo Ondimba pour contrer les effets de la crise liée au Covid-19.

Les spécialistes en matière de communication le connaissent et le redoutent : le syndrome de l’arbre qui cache la forêt. Comprendre de la petite phrase qui éclipse littéralement tout un discours au point de le caricaturer, le travestir et en renvoyer une image faussée. C’est, semble-t-il, ce qui est arrivé hier au premier ministre.

Flash back. Vendredi dernier, à 19h45, le président de la République, Ali Bongo Ondimba, prend la parole. Le discours est dense, précis, concis. Point de littérature. Des mesures. Une batterie de mesures même. Le numéro un gabonais annonce un plan d’aide massif de 250 milliards de francs CFA aux populations et aux entreprises pour les aider à surmonter la crise du Covid-19. Spectaculaire et quasi-inédit en Afrique.

Mais voilà. Les jours passent et la mise en oeuvre de ses mesures tardent. Jusqu’à ce que le chef de l’Etat, mécontent, tape du poing sur la table, convoque séance tenante un conseil des ministres jeudi et tance les membres du gouvernement. L’annonce qu’il a faite le vendredi a été précédée de deux semaines de travail ministériel intensif. Or, plusieurs jours après son allocution radio-télévisée, les Gabonais attendent la suspension du paiement des loyers, la gratuité de l’eau et de l’électricité, des transports, etc… et ne voient toujours rien venir alors que la crise, elle, est bien là et produit ses effets.

La soufflante passée par Ali Bongo Ondimba au gouvernement fait son effet. Les ministres qui ont pris le parti de procrastiner (« il est urgent d’attendre »…) sont menacés de sauter. Du coup, c’est le branle-bas de combat au sein du gouvernement. Julien Nkoghe Bekalé convoque au pied levé, pour le lendemain midi, la presse. Il va s’adresser à son tour aux Gabonais pour leur expliquer comment les mesures annoncées par le président voilà une semaine vont être mises en oeuvre. Effectivement et rapidement.

A midi ce vendredi, le premier ministre se présente, par radios et télévisions interposées devant les Gabonais. Dans un discours castriste (comprendre, long), il égraine les mesures présidentielles et explique leur mise en application. Tout y passe : gratuité des factures d’eau et d’électricité, suspension du paiement des loyers, confinement du Grand Libreville… Les Gabonais sont rassurés.

Jusqu’à ce que le premier ministre évoque une mesure prise dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. « les Forces de sécurité dans cette période d’état d’urgence sont autorisées à rentrer dans les domiciles pour s’assurer que les compatriotes respectent les mesures barrières »Il n’en fallait pas moins pour permettre à l’opposition radicale et aux activistes qui l’accompagnent de pousser des cris d’orfraie, les uns dénonçant une mesure liberticide, les autres criant à la dictature, et aux médias d’en faire leurs choux gras.

Pourtant, l’intérêt de la mise en oeuvre de l’état d’urgence ne fait aucun doute en cette période de crise sanitaire. Elle donne les moyens à l’Exécutif de riposter plus rapidement et plus efficacement face au Covid-19. De très nombreux pays l’ont adopté sur les cinq continents ces dernières semaines. Le Gabon ne constitue donc nullement une exception. Rappelons aussi qu’il s’agit d’une mesure constitutionnelle (contenue au Gabon dans l’article 25 de la Constitution).

Mais sans doute, en raison de la charge idéologique rattachée au concept, aurait-il fallu que le premier ministre soit plus précautionneux dans le maniement des mots. Il ne s’agit pas tant pour les forces de l’ordre de pénétrer au domicile de tout un chacun (même, si juridiquement, ils en auraient la possibilité), de paisibles citoyens qui n’ont rien à se reprocher, mais plutôt de s’assurer que, dans certaines propriétés privés telles que les bars, les boites de nuit, les lieux de culte, les clubs sportifs, etc., les mesures barrières décrétées pour ralentir la propagation du Covid-19 sont bien respectées. Or, on sait que, ces derniers jours, ça n’a pas été toujours le cas, le Dr Guy Patrick Obiang Ndong pointant d’ailleurs régulièrement l’incivisme, pour ne pas dire l’inconscience, de certains de ses compatriotes lors de son point de presse quotidien sur la propagation de l’épidémie dans le pays.

On voit bien l’intention du premier ministre. Brandir la menace pour s’assurer que les mesures barrières édictées par les autorités pour protéger la santé des populations soient effectivement respectées. Sans conteste, l’intention est bonne. Soutenir le contraire ; pire, y voir une intention cachée (réduire les libertés dans on-ne-sait quelle intention), serait faire preuve de mauvaise foi.

Mais comme l’écrivait le philosophe Pascal, « le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Et, disait Albert Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Des réflexions que le premier ministre devrait méditer. Ce vendredi, en prononçant cette petite phrase sans prendre la précaution de l’entourer d’une mine d’explications, il a pris le risque d’ouvrir une polémique inutile en cette période où l’union nationale est de mise et de faire surgir au premier plan l’accessoire au détriment de l’essentiel, à savoir le plan global de riposte annoncé par le président de la République, exemplaire par son ampleur et son exhaustivité à l’échelle du continent.